Georges M., petit enfant maure-un, grand A-moureux

Georges et Sibylle s'étaient arrêtés au pied de la tour. La tête basculée vers l'arrière, ils scrutaient ce tronçon rond et blanc qui s'élevait vers le ciel : la tour de diffusion des émissions de télévision...

- Quel est ce grand bouclier perché tout en haut ? demanda Sibylle. Il a été accroché depuis hier !
- Oui, mon père m'a dit que c'était une antenne, pour diffuser les programmes de la nouvelle chaîne de télé-Vision. D'ailleurs il a travaillé toute la nuit pour faire les tests. Je voulais aller avec lui mais c'est interdit !
- Tu crois qu'on pourra monter un jour, pour regarder le clocher d'en haut, et puis notre pré-(h)au(t) et notre classe... On se cacherait et on regarderait le maître traverser la cour pour nous chercher...
- Non, il ne faut pas, ne me le demande plus, Sibylle, ne pense plus à ça. Nous irons lorsque je serai grand, je te le promets, je t'emmènerai....

Tous les jours, en sortant de l'école, Sibylle accompagnait le petit Georges, avant de prendre un chemin opposé qui traversait champs et bois, dans la campagne, pour regagner la maison où sa famille et son chien l'attendaient. Georges habitait tout à côté de la tour, à quelques mètres à joie de l'école. Et son père y travaillait, guetteur le jour ou la nuit. En fait, Sibylle avait compris qu'il surveillait le bon déroulement des ondes. Elle imaginait qu'il les enroulait et les déroulait comme elle le faisait parfois avec des pelotes de laine usagée. Lorsqu'elle disait cela au petit Georges, maure-un, il souriait et l'embrassait plusieurs fois sur les joues et il disait : "Non, non, ce n'est pas comme ça". Mais il n'expliquait pas comment c'était. Alors elle continuait avec ses idées-pelote...

Georges et Sibylle avaient pris l'habitude de rester long Temps, main dans la main, à scruter le bout du ciel, à inventer une tour qui s'enroulerait sur elle quand la pluie tomberait, comme un escargot dans sa coquille, et qui dodelinerait doucement sous les bourrasques de vent, pour ne pas se briser. Ils restaient là, la tête renversée et le nez pointé vers le ciel, le plus longuement possible. Chaque jour, ils inventaient un nouvel être-Tour qui les faisait voyager vers un monde dans lequel ils avançaient à TaTon. Ils ne savaient pas que c'était un prétexte pour ne pas être séparés jusqu'au lendemain, car ils ne s'habituaient toujours pas à cette idée qu'on leur imposait. Etre l'un sans l'autre ! Moment qu'ils appréhendaient en silence et en serrant leur petites mains. Ils étaient là, ensemble, et rêvaient en compagnie de cette tour blanche qui chatouillait les nuages arrondis.

Depuis la fenêtre, la mère du petit Georges lui faisait un signe de la main, l'invitant à écourter l'au-reVoir. Il glissait un baiser furtif sur la joue de Sibylle et grimpait en courant les quelques marches de l'escalier, pour ne pas sentir ses ondes vibrer de détresse. Elle déguerpissait aussi en galopant, sur la petite route goudronnée, pour ne rien entendre des explosions de leurs âmes séparées.

Les autres enfants ne l'attendaient plus. Mais elle savait que lorsqu'elle aurait dépassé le dernier îlot des maisons à contre-vent rouges, elle les rattraperait. Car ils s'arrêtaient immanquablement à la carrière de terre pour faire quelques glissades sur les tas de terre filtrée. Avant de remonter et poursuivre leur chemin.

Et puis, si elle ne parvenait pas à les rejoindre, elle se ferait certes gronder d'être rentrée seule, mais elle aurait regardé le ciel avec Georges... Demain, il aurait des croissants pour son goûter... Sibylle, des pommes et peut-être du chocolat et ils les échangeraient. Comme leurs livres.

Sibylle et Georges étaient inséparables. Cela faisait cinq ans qu'il penchait avec un sérieux d'enfant-pape, son front doré, ses cheveux hauts perchés et ses yeux noirs vers le visage de Sibylle et qu'il jouait avec ses nattes. Lorsqu'il était premier de leur classe, elle était deuxième et vice-versa. Lorsqu'elle s'écorchait les genoux, il les lui essuyait. Et elle restait là, tout près de lui, muette. Elle regardait ses yeux, écoutait ses mots et tenait sa main, rarement parlait.

Sibylle était triste. C'était le mois d'août et ça faisait vraiment trop longtemps que Georges et sa mère n'étaient pas venus prendre du lait et des œufs. Sa mère la contemplait, le regard anxieux.
- Sibylle, approche, il faut que je te dise quelque chose, vient sur mes genoux.
La petite grimpa et écouta :
- Georges n'ira pas en classe avec toi à la rentrée. Sa mère et lui ont déménagé. Son papa est mort. Dans une escalade...
- De la tour ?
- Non, des montagnes, des Pyrénées. Il est tombé.

Sibylle s'enfuit pour cacher ses pleurs. Plus tard, dans la soirée, son frère lui cria "Mais qu'est ce que tu fais là !" Il la gronda très sévèrement et coupa toutes les ficelles (ni blanches, ni noires) qui servaient à lier les ballots de paille. Elle les avait attachées aux barreaux de l'étable et, perchée sur un tabouret, s'apprêtait à les passer autour de son cou. Sibylle se pendait.

Sibylle ne sut jamais comment le petit Georges M., enfant maure-un, détourna son chagrin et s'il l'avait détourné. Il n'avait pas de frère, ni de sœur. Etait-il parti dans les étoiles?