Mythes et Légendes

Aimez-vous les histoires ? Aimez-vous écouter des concepts d'histoire avant l'heure ? Voici une autre apparition furtive de ce qui sera mon prochain roman, un scénario possible du futur qui laisse place plus à l'imagination qu'au jugement terre à terre...

Pendant qu'ils voguaient au gré du vent en direction de cette mystérieuse étoile scintillant même dans la clarté de midi, je rejoignis Alinoë, qui était accoudé à la proue, sondant l'horizon.

Alinoë était un vieil homme à la barbe incroyablement blanche et longue, qui lui descendait jusqu'à sa ceinture, faite en cuir de squale peau-de-roc. Il était habillé d'une simple chemise tachée et d'un pantalon grossièrement tissé. Sa chevelure blanche et broussailleuse lui gonflait le chef, de manière à ce que, de dos il ne ressemble qu'à un épouvantail à tête blanche.

Il était le Descendant, celui dont l'ancêtre est le Guide lui-même. Tout le monde le respectait et personne ne se fâchait avec lui, d'une part parce qu'il avait d'étroites relations avec tout le monde, et d'autre part parce que son rang est sacré, parce qu'il est l'unique héritier de la mémoire de son ancêtre. Je m'accoudai auprès d'Alinoë sans que ce dernier s'en aperçoive, et le jaugeai. Pour ma part, j'étais de taille moyenne, brun, les yeux bleus et une bonne trentaine. Je ne les comptait plus, et puis quelle importance. Je me décidai à parler.

- Vous semblez anxieux, père.

- Je le suis, Paul, répondit le vieil homme sans relâcher sa surveillance. La mer n'a jamais été aussi calme, et d'après ce que je sais, ce n'est pas bon signe.

- "Les apparences sont trompeuses" ? tentai-je, me souvenant de mes cours de morale.

- Pas vraiment, je trouve plutôt que ces apparences sont parfaitement significatives. Il va se passer quelque-chose en fin d'après-midi, j'en suis quasiment sûr. Et ce qui va se passer risque d'être catastrophique.

- Je ne comprends pas vraiment. Je n'ais sûrement pas suffisamment de morceaux pour être inquiet.

Après un silence, il finit par dire :

- Tu es venu pour quelque-chose ? Je préfère parler d'autre chose.

Sous mon air incrédule, il ajouta avec un sourire grimaçant :

- ... Pour le moment.

- J'étais venu car certaines questions me tournent autour depuis un moment.

- Laquelle ? fit le vieillard en s'accoudant dos à la proue.

- Hier, vous parliez des mythes et légendes aux jeunes enfants. Je ne me souviens pas d'avoir eu un tel cours, et tout ce que vous avez dit a soulevé beaucoup d'interrogations dans mon esprit.

- Lesquelles ? reprit-il patiemment.

- Vous disiez que les légendes étaient des histoires racontées par bouche-à-oreille dans l'Ancienne Civilisation, mais sans en rajouter. Ces légendes parlaient de héros, de monstres fantastiques et d'exploits surhumains. Je voulais d'abord savoir si ces récits étaient fondés.

- Le bouche-à-oreille est un mode de transcription peu fiable, et les légendes ont été modifiées au cours du temps. Les gens qui transmettaient ces mythes pouvaient tantôt vulgariser ou valoriser voire exagérer certains passages, ce qui modifiait sensiblement l'histoire initiale. Je ne sais pas si ils sont fondés, et les recherches scientifiques de l'Ancienne Civilisation avaient conclu que ce n'était qu'inventions, que les légendes n'existaient que pour divertir et enseigner. Mais j'ai appris de mes aïeuls qu'il ne fallait pas se fier à ces affirmations jetées à la va-vite. Il fallait garder un oeil observateur et scruteur. J'ai beaucoup réfléchi, j'ai consulté et ruminé durant toute ma vie les journaux de nos ancêtres et j'en suis arrivé à une conclusion autrement plus étonnante et autant réjouissante qu'inquiétante : les légendes sont fondées, et elles servent non-seulement à enseigner et à divertir, mais surtout à prévenir, pour qui sait écouter.

J'écoutais, attentif comme un enfant curieux à qui un grand-père énonce son savoir fièrement. Je n'avais pas suffisamment connu les légendes pour être franchement étonné de leur soi-disant vraisemblance. Mon père semblait être réellement ravi de restituer ce qui qui devait sûrement être la découverte de sa vie, et enchaîna rapidement.

- Ces mythes ont sûrement eu lieu en des temps très reculés, et des auteurs s'en sont sans doute transmit les épiques récits. Toujours est-il que les journaux de nos ancêtres racontent certains évènements de leur vie qui ressemblent étrangement aux légendes qui ont été déjà racontées.

- Mais tu disais que les légendes sont modifiées durant leur parcours dans le temps !

- Pas sûr ! contra-t-il joyeusement. J'ai appris dans les manuscrits d'histoire qu'une communauté avait assuré le transit oral de ces légendes dans le but de ne pas écorcher leur souvenir ! Ce groupe avait perduré de génération en génération afin de garder le destin de l'humanité tout entière dans le creux de sa main. Les livres racontent que l'homme qui formait le cortex de l'organisme était animé par des rêves prémonitoires. Le titre de chef s'attribuait par l'héritage du sang, ce qui explique que cet organisme était dirigé selon les rapports d'enquête de l'époque par des grandes familles. Celui qui aurait des rêves significatifs serait pressenti comme successeur au chef actuel, tout comme nous !

Alinoë poursuivit son exposé sur cette cellule invisible qui dominait le monde depuis les coulisses. J'y voyais plus clair, à présent. Les légendes étaient sans doute exactes, et en plus nous n'étions pas la seule famille à transmettre ce don de "vision onirique". D'autres l'avaient eu avant. Une branche dérivée, selon mon père. Peut-être, car ce groupe n'avait pas suivi la même voie que nous. Il avait préféré quitter la surface de la Terre dans la recherche commune de l'évolution. Après des siècles d'errance, les deux dynasties soeurs s'étaient rejointes lors de la Fin des Hommes, afin de poursuivre l'évolution. Elles avaient préféré continuer à chercher séparément, toujours sur deux fronts pour couvrir plus de surface dans cette noble recherche.

Le vieil homme poursuivait, et pendant ce temps j'assimilais les informations pour recoller les morceaux. Les grands inventeurs qui avaient fait évoluer le monde durant tout ce temps avaient passé pour des fous ou des gens étranges. C'est parce qu'ils avaient obéi aux rêves, des rêves dont ils avaient hérité. Et encore, ces gens ne sont que ceux dont on a connaissance. Ceux qui changent les choses sont anonymes. Je déduisit que les inventeurs de génie qui ont marqué l'Histoire appartenaient à la branche de ceux que l'on connait. Ma branche, et celle de mon père. L'autre préférait rester dans l'ombre et tirer les ficelles. Beaucoup de rapports disaient que les desseins de ces "Illuminati" avaient des caractères occultes et mystiques. Un autre rapport avec la vision onirique.

- Tu rêvasses ? intervint Alinoë. Soit tu rêves, soit tu rêves à propos des rêves, n'est-ce pas ?

- Excuse-moi, père. Donc, les légendes seraient fondées. Mais pourtant, selon les livres d'histoire, aucune de ces créatures magiques n'existe !

- Soit elles ont disparu, soit elles se sont cachées. C'est une hypothèse très probable, car des légendes parlent de monstres marins que certains auraient aperçu dans des lacs, mais personne n'arrivait à le prouver.

- Vous voulez parler du Loch Ness, père ? J'ai pourtant lu qu'un homme qui se disait témoin de ce spectacle avait dit, sur son lit de mort, qu'il avait menti.

- C'est ce qu'il avait dit, en effet, répliqua le vieillard, avec une lueur mystérieuse dans le regard. Il s'agissait d'un membre des Illuminati, un cousin éloigné d'une famille anglo-saxonne.

Je me taisais. Mon père avait vraiment réponse à tout. Il faut dire qu'il avait passé des années à amasser ces informations, et s'était construit une certitude en béton armé. Si il est bien mené, le travail d'une vie peut se révéler utile. Mais je n'étais pas vraiment convaincu. Les légendes appartenaient au domaine ludique, elles faisaient rêver, elles développaient l'imagination déjà fertile des enfants. Comme si il avait capté mes pensées, Alinoë me plaça face à lui, un regard paternel dans se yeux fatigués. Autour de nous, des vagues troublaient la surface lisse de l'eau.

- Tu sais, Paul, les monstres marins de ces légendes ont sûrement disparu durant l'Ancienne Civilisation. Toujours est-il qu'aujourd'hui de nouvelles espèces peuplent à présent la surface de la planète, et à ce stade de leur évolution, nous en sommes au rêgne animal. Il faut nous attendre à de surprenantes et dangereuse surprises. Nous appartenons à une espèce qui devrait être morte, et pourtant nous somme là, tels des vieillards dépassés par le nouveau monde qui les entoure.

Un vent commença à faire battre les voiles du bateau, et pendant que le chef de l'équipage aboyait ses ordres de manoeuvre, Alinoë élevait la voix pour couvrir légèrement le bruit de fond. Sa chevelure flottait dans le vent, et sa barbe s'agitait de quelques soubresauts aériens.

- Nos ancêtres se sont battus pour survivre à la Fin, et nous devrons nous battre pour poursuivre le rêve, l'avenir qui ravivait la flamme de l'espoir, cette flamme qui faisait battre leur coeur, qui faisait se tendre leurs muscles et cogiter leurs cerveaux, cette flamme qui entretenait leur vivacité et leur foi en les promesses d'une rédemption possible.

Le vaisseau s'arrêta brusquement, comme heurté par un récif. Mais au fond de moi, j'étais sûr qu'il ne s'agissait pas d'un récif. Père sursauta en même temps que tout le monde, mais un sourire se dessina sur son visage ridé. Il ne semblait plus inquiet, il avait même l'air serein.

- Cette flamme, nous devons l'entretenir nous aussi, car le voyage n'est pas encore fini ! La raison de mon anxiété, c'était ça. Bientôt nous devons nous battre pour poursuivre le rêve, très bientôt !

Comme pour confirmer ses dires, ainsi que mes horribles doutes, un grondement sourd partit des profondeurs de l'océan et résonna dans tout le bateau, retournant mes entrailles. De gros bouillons apparurent tout autour du bâtiment, laissant apparaître furtivement une forme visqueuse à travers les flots...