De mon temps...

Un scénario du futur en clin d'oeil à la petite histoire de Werber dans son Paradis sur mesure.

"Les enfants ! Baissez le son de votre engin, ça me casse les oreilles ! cria le vieillard avec lassitude.

- Mais grand-père, tenta l'un des enfants, mais il ne put finir sa phrase.

- Ca suffit, les enfants ! intervint une jeune femme brune à l'oeil sévère, grand-père a raison, vous faites un boucan au delà du raisonnable !

- Mais maman, la Nintendo Revolution SP ne peut pas baisser plus bas le son !

- Ne prends pas maman pour une idiote, c'est le poste holographique télévisuel qui a la commande de son, alors dépèche-toi d'obéir ! rétorque la mère, agacée et amusée de la ruse florissante de sa fille pourtant âgée seulement de six ans.

Pendant que les trois petits enfants s'exécutaient avec force grognements, le vieil homme tentait de régler son sonotone, un appareil miniature décoré d'un logo d'entreprise reluisant.

- De mon temps, on ne s'amusait pas à gesticuler dans le salon avec des détecteurs informatiques.

- C'est pas des détecteurs, c'est des Revolution Tools SP, corrigea la même petite fille, apparement exaspérée de l'ignorance de son aïeul.

- Pff ! C'est vraiment n'importe quoi de nommer tous les objets par leur nom commercial sans savoir de quoi il s'agit. De mon temps on savait de quoi on parlait, puis on savait même les réparer sans aide !

- Papa ! s'offusqua la jeune femme, ne parle pas de ça devant eux ! tu sais bien qu'ils ne doivent pas apprendre à triturer des objets avant d'avoir fait le recensement.

- Complètement débile ! Non seulement ils ne font pas de sport extra-scolaire, mais en plus deviennent débiles en dépendant de plus en plus des entreprises et du gouvernement.

- Ils n'ont pas à se renseigner sur le fonctionnement de leurs jouets ! Il paraît que ça favorise le piratage et la délinquance, ils le disent dans "60 millions de citoyens", tu ne te rappelles pas ?

- Ne t'inquiète pas pour mon Ahlzeimer, j'ai pris mes cachets, tu sais, ceux qui sont composés de...

- On dit les cachets Mémoriol, papa !

- Tu n'as pas besoin de me répéter tes phrases apprises par coeur dans ta revue pour pigeons, Lucie. Et sache que je ne veux pas que mes petits-enfants deviennent des légumes, maugréa le grand-père.

- Quoi ? Tu vas aller leur sortir tes belles valeurs du début XXIe en racontant les corvées que tu faisait de ton jeune temps ? ironisa Lucie, ils t'écouterons à peine.

- C'est ce qu'on va voir, ma petite, c'est ce qu'on va voir. Les enfants respectent leurs ainés, à cet âge, et ils tirent profit de ce que le grand-père raconte.

- Tu te fais une douce illusion, papa, dit Lucie, le monde change, et la mentalité avec.

- Mais il y a des choses qui ne changent pas. L'admiration des enfants pour les vieilles personnes est une chose ancestrale, conclut-il avant de se lever et se diriger péniblement vers la chambre des enfants.

Les gamins étaient tous dans leur lit, en train de lire ce qui devait être des magazines pour enfants. Lorsque le grand-père entra, les enfants s'assirent et le regardèrent avec intérêt. Encouragé par l'attention de son auditoire, le vieillard s'assit à son tour face aux enfants.

- Les petits, je vais vous raconter quelque cho...

- Dit, Papy Nicolas, c'est quoi un détecteur informatique ? demanda un des enfants aux cheveux blonds.

- Rien, soupira papy, ce n'est rien.

Nicolas ne se laissa pas décontenancer et poursuivit:

- Je vais vous raconter ce qui se passait lorsque j'avais à peu près votre âge. A l'époque, on n'avais que des ordina... des consoles Nintendo, Microsoft et Sony, mais juste avec un écran, comme ceux que vous voyiez dans les cours d'histoire. Et on jouait avec, car ils faisaient des jeux comme pour les votres.

- Sony a disparu, papy, et Microsoft ce n'est plus le nom qu'ils donnent aujourd'hui !

- Ne m'interromps pas, Lise ! Je disais donc, nous n'avions que ça et des jouets en plastique pour imiter ce qu'on voyait dans les films. On inventait des histoires, et des bien mieux que les histoires de vos jeux de Nintendo !

- Est-ce que il y avait des holo-jeux Nintendo ?

- Non. Il n'y avait que des jeux sur écran, mais vos jeux à vous sont inspirés de ceux que j'avais ! Mais il n'y avait pas que les jeux videos qui changaient, disait-il tandis que les enfants retenaient leur souffle, avides d'en savoir plus, il y avait les tâches ménagères !

- C'est quoi, les tâches ménagères, papy ?

- Vous ne vous êtes pas déjà demandé pourquoi, quand vous avez fini vos assiettes, lors des repas, les assiettes descendent dans la table et réapparaissent toutes propres le lendemain ? demanda le vieil homme sur un ton mystérieux.

Les trois jeunes enfants se regardèrent, légèrement déstabilisés d'avoir à réfléchir sur un principe existenciel aussi dérisoire que le lavage d'une assiette.

- Maman dit que c'est le Super-Wash de chez IKEA sous la table qui lave les assiettes, tenta Lise.

- Même qu'un jour, les assiettes étaient encore sales quand elles sont arrivées par le tapis-roulant IKEA, et on a appelé le service réparation pour qu'il règle le problème du Super-Wash, ajouta Tim, le petit aux cheveux blonds.

- Mais vous n'étiez pas là lorsqu'il l'a réparée, n'est-ce pas ? répondit le vieux Nicolas. Vous ne savez donc pas comment le "Super-Wash" lave les assiettes, hein ?

Les enfants se taisent, reconnaissant qu'ils n'en savent rien.

- Lorsque j'étais jeune, il n'y avait pas de Super-Wash, il y avait juste une machine dans laquelle on était obligés de ranger les assiettes pour qu'elle les lave seulement deux fois par semaine. Ensuite, il fallait la vider et ranger tous les couverts dans des placards.

Les enfants le regardaient, intéressés par cet exposé de la dure vie de leur grand-père, attentifs à une prochaine révélation.

- Et si on n'avait pas cette machine, nous devions laver nous-mêmes les couverts avec de l'eau, ajouta Nicolas.

- Et les services réparation ? Ils n'existaient pas ? demanda Lise avec incrédulité.

- Ils existaient, mais c'était cher, et les gens qui venaient réparer ne réussissaient pas toujours à régler les problèmes, et donc nous devions retourner aux magasins.

Les enfants écoutaient, tentant d'imaginer une vie dans ces conditions, mais ils n'étaient pas au bout de leurs surprises.

- Pour ce qui était des déchets, ils n'étaient pas non plus jetés dans les incinérateurs à plasma comme celui que vous avez dans la cuisine, ils étaient mis dans une corbeille qui puait, et lorsqu'elle était pleine, nous devions aller la vider dans une grande corbeille, la poubelle !

- Ah, c'est pour ça que maman dit toujours à papa qu'il a une haleine de poubelle ! réalisa Tim, qui éclata de rire avec ses frères et soeurs, maintenant qu'ils connaissaient le sens du mot "poubelle".

Nicolas rit doucement à l'idée que son gendre "bien-aimé" se fasse critiquer d'haleine de poubelle par sa fille. Il se reprit et enchaîna :

- Cette poubelle, lorsqu'elle-même était pleine, on devait la tirer jusque dans un coin de rue où un camion venait les vider toutes les semaines. Ce coin de rue puait affreusement, mais nous devions quand même y aller. Le camion s'appelait le camion-poubelle. Il puait encore plus, et les gens qui le conduisaient en descendaient pour attraper les poubelles et les vider dans le coffre du camion-poubelle, qui était rempli de tous les déchets possibles et imaginables !

Comme les enfants ne semblaient pas pouvoir se représenter ce spectacle, faute d'avoir vu assez de déchets dans leur vie, Nicolas reprit :

- Imaginer une montagne de restes de repas, petits déjeuners, dîners et repas de midi réunis en un tas nauséabond ! essaya le grand-père.

Les enfants semblaient avoir à présent une idée plus précise de la chose, et affichaient une mine dégoûtée et amusée tout en se regardant les uns les autres. Réjoui par son effet, le vieillard s'autorisa à penser que sa fille leur mère avait tort, les enfants écoutent encore leurs aînés.

- Vous savez, les enfants, avant l'air aussi sentait mauvais, parce que les voitures rejetaient un air puant qui rendait l'atmosphère désagréable à respirer. Seul l'air de la montagne était encore pur et plaisant à inspirer.

- C'est pour ça que le médecin venait te donner des médicaments anti-nicolise ? s'enquit Lise.

- Anti-nicoTINE ! corrigea le vieux en riant, non, ce n'est pas exactement pour cela. Mais l'air était ce qu'on appelle "pollué", et il détruisait les plantes.

- Les plantes du salon ? demanda Tim, qui avait du mal à y croire.

- Les plantes n'existaient pas que dans les salons, elles occupaient la planète entière ! Les plantes dans le salon, elles sont dans un pot avec de la terre, non ? Eh bien avant la terre recouvrait les continents, et les plantes dessus. C'est l'air pollué qui a tué les plantes, mais nous en avont gardé pour les mettre dans les maisons.

- Vous aviez raison, c'est joli, remarquait Lise.

- Non seulement c'était joli, mais en plus c'était nécessaire pour que l'air soit respirable, donc nous les avons gardées en les faisant vivre par nos propres moyens.

- Vos propres moyens ?

- Les plantes vivent et vivaient grâce à la terre, donc nous avons gardé également la terre pour faire vivre les plantes dans les maisons !

Les enfants n'osaient y croire. Ils avaient forcément prit l'habitude de voir leur ville et n'en étaient jamais sortis. Pas que le gouvernement ait prit des dispositions, mais leur mère n'aimait pas sortir de la civilisation, hors de l'assistance des entreprises. Nicolas s'apprétait à poursuivre, mais Lucie arrivait.

- Allez, on éteint, les enfants ! Demain vous devez aller au CIE (Centre d'Instruction et d'Education), ordonna-t-elle, à la désapprobation générale. Même le vieil homme affichait une mine mécontente.

- Ce ne serait pas un mal si ils faisaient une pause avec tous ces écrans, Lucie !

- Tu voudrais qu'ils cessent leurs études juste à cause de l'enseignement informatisé ? ironisa la mère.

- De mon temps, au moins l'enseignement ne dégradait pas la vue prématurément !

- Ils ont des lunettes spéciales, si ça peut te rassurer, rétorqua Lucie.

Nicolas fit mine de ne pas entendre et retourna dans sa chambre en bougonnant. Avant qu'il ne la rejoigne, son gendre Luc vint à sa rencontre avec un sourire amusé.

- J'ai entendu votre histoire aux enfants. Vous avez de la chance que Lucie ne vous ait pas entendu, sinon elle aurait fait une demande d'euthanasie ! dit-il en riant.

- La société, c'est n'importe quoi, de nos jours. Ils voulaient régler le problème de la couche d'ozone, mais ils ont transformés les gens en moutons ! De mon temps...

- Je connais votre rengaine, Nicolas. Mon grand-père me disait ça aussi, et je le dirais sans doute à mes petits-enfants quand je serais vieux.

- Quand vous serez vieux, les gens seront tellement devenus des légumes que vous ne serez même plus capable de parler.

Luc marqua un temps, puis afficha un air navré.

- Les personnes âgées ont toujours tendance à se blaser de la société, et à vanter leurs mérites issus de leur jeunesse difficile. Je ne pense pas que Lucie ait raison, les enfants écoutent toujours leurs grands-parents, mais ce n'est pour eux qu'un divertissement, tout comme il y a soixante ans vous écoutiez votre grand-père vous parler de sa jeunesse. Les personnes âgées n'ont jamais apprécié les changements de la société.

- Ce n'est pas ma faute si le monde devient fou, si ? se défendit le vieillard. Et ne soyez pas insolent, jeune homme ! Le monde est fou ainsi que tous ceux qui y habitent !

Nicolas se décida à entrer dans sa chambre et claqua la porte, en proie à un grand courroux. Luc resta planté dans le couloir, se disant qu'il était sans doute impossible de parler psychologie à quelqu'un sans le vexer profondément. Il eu un faible sourire pour lui-même et partit se coucher.