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Le
carré de Montségur
Le château de
Montségur, dominant magistralement son village,
accueille les premières lueurs du jour. Nous sommes
le 21 juin 2020 et par l'intermédiaire du solstice
d'été, le premier rayon de lumière
traverse les quatre artères du donjon. Ce trajet
magique est d'une précision spectaculaire. Seul un
jeune merle, jouant do-mi-do-mi-sol-la, posant ses pattes
légères sur la branche de l'arbre, assiste
à la fête.
Le
village dort encore, posé en longitude 1e 50' 03''
Est et en latitude 42e 52' 20" Nord. La centaine d'habitants
vivant sur ces terres cathares est plongée dans le
sommeil. Léon vient d'ouvrir doucement ses
paupières pour prendre le regard du jour ; son
réveil à lui n'est que biologique. Il n'aime
pas ces petites boîtes qui lui indiquent l'heure du
temps. D'ailleurs, on dirait que Léon n'a pas
d'âge ; on pourrait le considérer comme
étant tour à tour hors du temps ou dans le
temps présent, jeune et vieux à la fois.
Il consacre la plupart de ses journées à
s'occuper de ses pépinières. Il apporte un
soin tout particulier à ses plantes et
légumes. Les résultats sont à la
hauteur de sa passion. Qui au village ne connaît pas
le cerfeuil, le laurier, la sarriette, le thym, le persil,
le basilic et l'ail de Léon ? Qui n'a jamais
goûté ses tomates, ses choux, ses subtiles
salades ? Lorsqu'il va chercher le pain frais, d'un pas
tranquille, on le salue. Rencontres de mots, petites
discussions aimables et sincères, accolades, rires et
signes extérieurs de bien-être ! Il y a bien,
il est vrai, quelques histoires de voisinage, quelques
chamailleries. Il y a bien aussi quelques moqueries à
l'encontre de Léon qui, malgré sa sagesse
apparente, met de temps à autre en péril ses
certitudes. La quantité d'ail que l'on trouve dans sa
propriété est impressionnante. Il le dit
lui-même, il faut éloigner le mal et le diable
autant que faire se peut ! Dans les sommets de sa
superstition, il lui arrive de faire de terribles cauchemars
en se battant contre les créatures corruptibles et en
sauvant le peuple.
Le
Pog rocheux semble être le témoin d'un village
tranquille, même si de temps à autre, quelques
orages violents troublent la musique sereine de
Montségur.
A
l'heure qu'il est, Léon est en plein éveil et
son intuition du jour le conduit à prendre le chemin
du château, les poches moulées par les gousses
salvatrices. Ces signes léonesques pourraient
très rapidement se tourner vers le ridicule si ce
n'est que les attitudes des animaux à quatre pattes
et des musiciens ailés se modifient aux pas de
l'homme apeuré.
Le présent avance dans le futur : chaque seconde
transforme les sons, la lumière, les couleurs.
Là, devant le spectacle du changement permanent,
Léon s'arrête : les quatre artères du
donjon sont toujours traversées par le rayon qui
propage sa lumière sur le château, couvrant
ensuite peu à peu le rocher. En l'espace de quatre
heures, la lueur a infiltré le village.
Il est quatorze heures ; nous sommes le 21 juin, le jour le
plus long de cette année. Un carré ardent,
englobant la forteresse, son Pog, la terre et les maisons
alignées de Montségur, trace une
frontière inhabituelle, coupant du monde la masse
désignée. Effrayés par tant d'inconnu,
victimes de l'incontrôlable, les habitants en
appellent à leur solidarité et se rassemblent.
Ils tentent de comprendre. Jules pense qu'il s'agit d'un
phénomène naturel rare et passager et qu'il ne
faut pas envisager le pire. Adèle croit aux vies
venues d'ailleurs et craint une invasion d'êtres non
identifiés. Georges et Marie, malgré leur
appréhension, se calment ; leur grand âge les
aide sans doute à prendre les choses de la vie comme
elles viennent. Les enfants ont l'air de vivre cette
lumière un peu comme un conte de fée.
Alphonsine, la doyenne, a sorti son chapelet et
égrène chaque perle avec une prière,
c'est peut-être la fin du monde. Adossé
à l'arbre séculaire, Vincent est
émerveillé. Jeune peintre installé
depuis quelques mois au village pour y trouver l'inspiration
et pour signer de nouvelles créations originales des
lieux, l'incident énigmatique d'aujourd'hui le comble
et lui donne des ailes créatrices.
Jamais il n'avait vu tant de diversités de couleurs
et de combinaisons de particules de brillance,
alliées à une sorte d'impressionnisme vivant.
Vincent calme les villageois car rien ne montre une
quelconque atteinte au bien-être : pas de blessures,
pas de sang, pas d'asphyxie ou d'altérations
physiques. La seule certitude relève de l'arrêt
de tous les outils de communication reliant le carré
à l'extérieur !
De l'autre côté de cet intra-muros, Monsieur
Mantille, éminent spécialiste des grandes
énigmes, a été contacté suite au
passage inopiné d'un parapentiste découvrant
la géométrie lumineuse. Aux premières
constatations, rien ne sort du carré, y compris les
chants des oiseaux, les dialogues pompeux des vaches et les
coquetteries basiques des poules. Rien ne sort du
carré et personne n'y entre. A défaut d'y
entrer, Monsieur Mantille pourrait y jeter un il ;
mais non ! La vision est ciblée et un aveuglement
ponctuel systématique atteint les yeux de quiconque
tentant de percer le carré du regard.
Expliquer l'inexplicable ! Belle affaire ! Monsieur Mantille
se rend à l'évidence, même après
avoir fait appel à des confrères.
La frénésie événementielle et
l'appétit inestimable des ventres de l'information
sont sur le pied de guerre. Jamais les terres cathares
n'auront connu pareil intérêt. Les feux de la
rampe ? Le suspense est à son comble mettant en
haleine les attentes de communiqués titanesques. Mais
on peut tourner les images dans tous les sens, dire et
redire, questionner, imaginer, angoisser. On ne voit que le
carré flamboyant, impassible et invincible, l'image
d'un isolement total.
Dans l'enveloppe, la vie se vit, délestée du
temps arrêté à midi sur toutes les
aiguilles provocatrices.
Mais où est Léon ? Tout à coup, cette
question semble la plus importante. A t-il eu l'occasion
d'échapper au carré ? Lui est-il arrivé
quelque chose ? Dans la confusion, personne n'y avait
prêté attention. Léon est un quasi
symbole ici et l'inquiétude plane une nouvelle fois
dans les âmes. Il faut agir. Des groupes se mettent en
place pour lancer les recherches.
Vincent et Jules ainsi que deux autres villageois
décident de se diriger vers le château. Ils
prennent le chemin sinueux ; leurs pas épousent les
pierres, la terre et l'herbe. Une colonie de fourmis suit
son trajet de tâches quotidiennes. Quelques gendarmes
gonflent leurs carapaces ; l'un d'entre eux, pris dans la
toile d'une araignée, se débat inutilement
avant l'étouffement douloureux. Quelques oiseaux
envoient leurs messages codés. Des "Léon,
Léon" lancés dans les airs restent sans
réponse. Tout en poursuivant les recherches, Vincent
est de plus en plus impressionné par la
luminosité. Toutes les couleurs sont
mélangées à de petits cristaux
incandescents et modifient leur aspect ; tous les
éléments solides, liquides et gazeux sont
infiltrés d'une nébuleuse de paillettes. Pour
Vincent, c'est le théâtre de
révélations artistiques et dans sa tête
se dessinent déjà les esquisses de peintures
insolites. Le clair-obscur et les perspectives
composés ces dernières semaines lui semblent
tout à coup sans grand intérêt. Mais ce
qui le fascine par-dessus toute la magie qui souffle ici,
c'est que le phénomène incontournable de
l'ombre a totalement disparu, comme dissipé et
remplacé par ce rayonnement inédit qui s'est
implanté dans l'astre ordinaire qu'est le soleil.
La traversée des bois réputés d'un
sombre épais aujourd'hui chargés de
clarté, déposent dans les corps et les
pensées des quatre pisteurs des sensations d'une
extrême sérénité. Et là,
au détour d'un sentier étroit, est assis
Léon. On dirait qu'il va bien ; sa quiétude
visible est troublante. Vincent, connaissant ses penchants
fétichistes, veut le rassurer :
- Léon, content de te voir enfin. Tu vas bien ?
- Tout va ! Ne vous inquiétez pas, les amis ! Nous
n'allons pas mourir de trop de lumière car,
croyez-moi, tout ceci n'est pas dangereux, pas de
radioactivité ou d'éléments nocifs
!
Jules, agacé par ce ton désinvolte et quelque
peu providentiel, interroge Léon :
- Mais qu'est-ce que tu racontes ? Tout le monde te cherche
et toi, t'es assis là, tranquille, pas inquiet quant
au sort qui nous est réservé. Nous ne savons
même pas quand nous serons délivrés de
ce maudit champ lumineux !
- Du calme, Jules, répond Léon. Nous n'en
sommes pas prisonniers. C'est tout le contraire, nous sommes
à l'abri de tout élément nuisible.
N'as-tu pas remarqué à quel point nous allons
bien ?
Jules se rendait à l'évidence. Léon
disait vrai. Seule la peur, finalement, s'opposait à
la reconnaissance de l'état de grâce des
villageois.
Le petit groupe reprit le chemin du village, avec à
sa tête un Léon au pas mesuré, tenant
dans sa main droite le bâton, tel un pèlerin
prêt à annoncer des paroles dont lui seul avait
le secret.
Un autre phénomène se produisit : des
ruissellements permanents issus de sources multiples se
firent entendre. Subjugués par ces nouvelles teintes
auditives, les randonneurs eurent l'immense privilège
d'entendre les chants de vie des arbres alentour ; leurs
sèves jetaient dans l'espace des mélodies
transcendantes, libérées de la surdité
humaine.
Eclairé sans doute par tant de beauté, le
groupe arriva au village avec une ardeur incroyable. Peu
à peu, tous les habitants de Montségur se
retrouvèrent, conversant longuement.
Léon sortit de sa poche une petite boîte et
prit la parole :
- Chers amis, ce matin, quelque chose m'a poussé
à me rendre au château. Je vous l'avoue,
j'avais quelques craintes car plus j'approchais du donjon et
plus je sentais que cette journée sortait de
l'ordinaire. Vous le savez, j'ai quelques croyances qui vous
paraissent amusantes et j'avais dans mes poches l'ail
protecteur. En longeant les murs de la bâtisse, une
porte faite entièrement de lumière s'ouvrit
devant moi et malgré mes sueurs froides, je suis
entré dans l'inconnu. Et là, finalement, je
vois une pierre suspendue dans le vide et sur laquelle est
posée une boîte. La prenant dans mes mains, je
tente de l'ouvrir mais une voix murmure : "prends ceci, va
au village pour l'ouvrir en présence de tous tes
voisins. Vous y découvrirez le trésor des
cathares, celui que tant de gens ont cherché à
travers les siècles de l'histoire. Ne craignez rien.
L'ordre des choses sera rétabli sous peu". En
rebroussant chemin, je me sentais habité par un autre
monde ; mais toute peur s'écartait de moi à
tel point que je pris le temps d'admirer les couleurs et les
sons de la forêt.
Sous
les regards envoûtés, Léon ouvrit la
boîte. Il en sortit un carré de papier jauni
qui passa de main en main, de lecture en lecture, pour finir
dans les yeux de Léon :
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Lui seul en découvrit la signification :
- L'or ne donne pas l'éternité et nul ne la
détient. Le royaume éternel que vous cherchez
n'existe pas. C'est à vous de le créer, en
éliminant la corruption à travers le cycle de
la vie humaine. La route est longue mais n'abandonnez
jamais.
Un
vent léger et tiède se leva. Il aspira avec
grâce et patience chacune des lucioles
féeriques. Les yeux levés au ciel, les
villageois virent le carré se rétrécir
peu à peu pour disparaître dans le
cosmos.
Nous
sommes le 21 juin 2060. Agathe, assise au fond de la salle
de classe, ouvre son livre d'histoire à la page 124 :
en titre, Montségur, un appel à la paix ; dans
un carré, le texte découvert par Léon ;
en bas de page, une peinture de Vincent, intitulée
Révélations.
Quelque
part, ce même jour, une petite tribu vit sa
quatrième année de volupté
incorruptible. Elle ignore l'existence de l'or, des pouvoirs
et de la convoitise.
Quelque
part, ce même jour, un peuple vit sa seconde
année d'extermination intentionnelle, couché
dans la douleur au-dessus de l'or noir que des pailles
géantes aspirent pour nourrir les
boustifailleurs.
A
Montségur, ce même jour, les visiteurs en
quête de faits extraordinaires se pressent vers les
endroits stratégiques. A la ferme "Léon",
Christine cueille un peu de thym, quelques feuilles de
basilic. Paul, les poches moulées par les gousses
d'ail, choisit la salade pour le repas du soir.
Un jeune merle siffle do-mi-do-mi-sol-la..
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