Musclez-vous l'esprit !

Le Monde, le 4 Février 2037.

« Ah, si seulement on pouvait maigrir en effectuant un travail de l'esprit ! », la citation du grand écrivain Jean Chouleli pourrait faire rire la majorité d'entre nous. Mais en la datant, on s'aperçoit très vite du génie visionnaire de ce grand penseur de l'après-11 septembre.

Car qui aurait pensé, en 2007, que culture physique et culture intellectuelle ne fassent plus qu'un?! Personne.

Personne, excepté un homme, le plus grand scientifique et sportif de ce siècle, le Professeur Schopenitch. Ce grand savant voulait transformer toute pensée ou instruction en énergie. Nous connaissions déjà le pouvoir de la pensée sur le corps. Schopenitch voulait aller plus loin. Pour lui, la force de la pensée pouvait devenir physique.

La fée génétique allait lui permettre d'atteindre ce rêve. C'est en effet une protéine confectionnée par ses soins qui fut à l'origine de sa fortune.

Inoculée dans le sang, la protéine se fixe dans l'ADN humain. L'activation des neurones déclenche à doses sporadiques une substance favorisant le développement musculaire. A chaque fois qu'un individu pense, apprend ou développe une idée, il développe sa force physique tel un sportif en plein effort. Et c'est ainsi que la proténimusclointellect, appelé aussi « la protéine de l'effort utile », fut crée et a façonné la société d'intello-musclés qui est la nôtre.

Jadis, nous parlions d'effort musculaire ou d'effort intellectuel, aujourd'hui, le terme d'effort musculintellecte est entré dans les mœurs.

Avant, nous parlions de régime, du culte du corps séparé du culte du savoir. Lire un livre, penser, réfléchir, s'instruire ne permettaient pas de se renforcer physiquement.

La jeune femme que j'étais il y a 30 ans aurait prit pour parodique les titres qui déferlent actuellement dans les magasines féminins : « L'été approche, pensez à vous cultiver » ou encore « Pendant l'été, cultiver votre jardin ». Qui aurait ne serait-ce imaginer qu'un article entier serait consacré au gain amplement bénéfique en terme musculaire d'un Racine, d'un Céline ou d'un Zola?

Aujourd'hui, les plus grands intellectuels ont des corps d'athlètes et des muscles à faire pâlir tous les grands champions sportifs du siècle dernier. Ah, quelle joie de jouir aujourd'hui d'un corps de rêve, de bénéficier d'une bonne santé physique grâce à l'un de mes exercices préférés : m'informer.

Cependant, je perçois un bémol dans cette révolution génétique. Je pense à ceux pour qui l'école était un calvaire, à ceux qui n'ont pu bénéficier du gêne miracle, faute d'argent, à ceux qui ont été contraints ou non de faire des études courtes… La liste des laissés pour compte serait trop longue pour apparaître dans son intégralité dans un article de 10 pages.

L'arrivée de cette protéine n'a pas réduit la fracture sociale. Il l'a, me semble-t-il, au contraire amplifié, engendrant une profonde inégalité de l'acquisition des connaissances. Les riches intellectuels n'ont jamais été en si bonne condition physique, et les pauvres « ignorants » ont une santé chétive.

Faut-il voir en cette découverte fondamentale l'arme absolue de l'intelligenciacratie ? Seul l'avenir nous le dira, nous laissant malheureusement pénétrer à nous, pauvres mortels, dans l'incertitude la plus absolue.

Lucie Anjeloh