3021
: La rédemption de Yoni et Linga Linga
ne s'habituait pas vraiment à ce geste, bien qu'elle
savait que Yoni reprendrait sa densité de
matière après une courte atomisation, comme
chaque fois. Pour la rassurer, il lui avait dit qu'il
éprouvait la même crainte lorsqu'elle
s'endormait. Yoni pâlissait chaque fois que Linga
reprenait son esprit ! Il aimait qu'elle le lui cède
absolument. Et là, elle venait de le fermer. Il ne la
recevait plus. Linga avait assisté silencieusement aux préparatifs d'atomisation. Elle savait que l'émotion de séparation d'esprit, si nouvelle pour Yoni, le perturbait tant qu'il devait se diluer dans les dimensions pour effacer ses tensions. Elle connaissait bien les signes précurseurs de cette transformation. Le visage de Yoni devenait gris clair et son corps se raidissait, surtout aux extrémités, que Linga rendait douces. Linga souffrait de cet état, pour lequel elle n'avait pas encore composé de baume d'unité. Yoni venait d'activer l'ascenseur pour rejoindre sa coque d'atomisation. A demi nu, faisant face à Linga, comme chaque fois, il laissait voir ce que les E-Onis le contraignaient à dissimuler. Sa pupille s'étira dans un iris émeraude, ses paupières se figèrent, sa peau brune se contracta et se couvrit de petites écailles. Ses doigts se recroquevillèrent. Le ventre seul restait lisse. Son capteur à plaisir se referma et l'oeil central se révulsa. Yoni se retourna et sa queue fouetta rageusement puis s'enroula autour de son bassin. Linga
sentit des oscillations dans son ventre, en résonance
aux fréquences basses de détresse de Yoni,
qu'elle ne savait pas guérir. Peu à peu, le silence et l'obscurité gagnèrent le dôme. Linga s'approcha des parois et remarqua tout en bas, dans l'immensité céleste, la progression d'un astre de lumière filante, s'éloignant pour un cycle. Elle se réfugia dans sa coque à dormir, se massa les tempes pour activer sa composition instrumentale préférée, Unidei n° 21, celle que Yoni jouait dans leur casque d'union. Où Yoni filait-il pendant ces absences ? Linga l'ignorait, pourtant elle connaissait sur le bout des doigts chaque particule du corps de Yoni. Malgré tout, ces transformations l'impressionnaient encore. Au début de leur unité, elle avait été étonnée puis amusée par certains de ses aspects. Aucun duvet sur la peau ! Car même si elle en avait peu, il lui en restait tout de même, stigmates de son code vital personnel. Dans
ce qui restait des archaïques boîtiers à
connaissance, considérés en 3021, comme les
mémoires annexes des ancêtres des autochtones
de sol, Linga avait décodé des signes
indiquant que les E-Onis-BB étaient autrefois
recouverts de duvets épais, sur certaines
régions de leurs corps. Les E-Onis-AA les
contraignaient à les arracher comme elles le
faisaient elles-mêmes très souvent ! Des
hologrammes généalogiques visités,
Linga n'avait rien vu de semblable. Son arbre holographique
de sept générations, ne mentionnait qu'une
cascade d'êtres au teint clair et aux yeux blancs,
dépourvus de poils. Les Enquêtes Holographiques
de Réunion rapportent que les êtres de sol
avaient probablement perdu leur fourrure et la couleur de
leurs iris au début du troisième
millénaire, lorsque le vaisseau des Beos-BW,
déployé au nom d'une amitié
génétique, avait ceint la petite
planète, et s'apprêtait à en extraire
l'atmosphère pour la recomposer sur sa propre
fréquence.... Les
M-E-Onis font état d'une écharpe bleue
méthane ceignant la planète pendant 52 cycles,
à la fin des temps sombres. Linga étira rêveusement la peau de sa cuisse, bleutée et transparente, parfois elle s'amusait à regarder Yoni à travers. Il n'aimait pas cela, elle ne lui avait pas appris à en faire autant et elle ne partageait pas l'émotion qu'elle éprouvait, à cet instant là. Alors, en répartie, il gonflait son échine... Ce qui provoquait l'hilarité de Linga... Yoni, habituellement si doux, si beau et si soucieux de dissimuler ses jambes, ses bras et sa colonne recouverts d'écailles, les hérissait ostentatoirement lorsque Linga reprenait son esprit... Invariablement, Linga le prenait alors dans ses bras, étirait sa peau bleue pour qu'il s'en entoure et regarde à travers. L'embrassait. Elle lui donnait alors son émotion et il lui abandonnait sa connaissance. Les bras, les jambes, la colonne de Yoni redevenaient tièdes et souples et il enveloppait à son tour Linga et lui massait le crâne. Ainsi, avaient-il appris, lui, les émotions et elle, la connaissance. Linga
pressa le bouton de l'ascenseur. Arrivée sur la plate-forme de la coque d'atomisation, elle dit : "Y - O - N - I sans L - I - N - G -A n'est, comme noir n'est sans blanc ou sans noir, blanc n'est !". La coque s'ouvrit. Yoni affaibli mais entier, accueillit Linga dans ses bras. Elle se laissa pétrir avec nonchalance. Elle savait que Yoni la coifferait bientôt du casque de vibration qu'il avait fabriqué lui-même, en harmonie parfaite avec leur unidentité non interférée. Sans bouger, elle recevrait une grande extase et tout son être en frémirait. Yoni vint se poser contre Linga. Il frotta son thorax contre le sien, massa son corps et la pétrifia doucement, jusqu'à ce que plus un souffle ne s'échappe de ses lèvres. Il leva les yeux illuminés d'un éclair émeraude vers le haut de leur demeure, et tout le dôme fut baigné de la même lueur. Linga était émerveillée et béate. Yoni la coiffa enfin et la pressa contre lui. Linga sursauta. Aucune extase. Elle voyait une E-Onis AA nourrir un petit être hybride avide de lait maternel. Elle entendait un E-Onis BB crier et effrayer l'enfant. Elle voyait le même E-Onis BB emporter l'enfant, sous le prétexte d'une promenade chez les êtres de l'air. Et s'enfoncer encore plus bas que le sol, dans un dédale de ruisseaux sous-terrains. Elle entendait des pleurs d'enfant entrecoupés de sifflements aigus... Les mêmes que ceux de Yoni lorsqu'il souffrait... Linga eût un spasme, trembla de tout son corps et défaillit. Yoni la serra plus fort et ajusta le casque. Elle vit encore l'E-Onis BB abandonner l'enfant au bord d'une rivière, puis l'enfant se tordre et rouler en sifflant de douleur, et s'endormir enfin. Se réveiller et siffler encore. Puis pleurer doucement. Linga vit aussi une jeune femme s'approcher. Le dos de ses mains était couvert d'écailles, ses yeux étaient émeraudes, ses pupilles oblongues. Elle recueillit l'enfant, le câlina et l'emporta. Ils regagnèrent les nids des hordes des êtres de sous-sol. Smarold était muette, elle donnait du lait à l'enfant avec ses seins et jouait avec lui. Elle le frictionnait souvent. Pourquoi donc ? Lorsqu'un homme du sous-sol s'approchait, elle se mettait à souffler et siffler si fort qu'il s'enfuyait sans demander son reste. Et l'enfant grandissait. Il jouait sans rire et sans pleurer. Linga vit enfin une horde d'hommes s'approcher et frapper Smarold et l'enfant, avec des bâtons. Smarold protégea l'enfant et s'affaissa, inerte. L'enfant poussa un hurlement puis siffla tant que les hommes de sous-sol restèrent pétrifiés. L'enfant fit volte-face. Linga reconnut Yoni qui s'échappait. Yoni
retira le casque et massa le crâne de Linga. Elle
plongea ses yeux blancs dans le regard émeraude de
Yoni. |