En 2500, la vénération des trois A

Ah ils me pensent à leur image !
Ah ils me veulent barbu !
Ah ils vont donc me voir !

Ainsi sois-JE ! Ainsi me verrez-vous et que du feu soit !

"D I V O"
 

Rodringo était stupéfait.
Cela faisait 21 ans maintenant qu'il revenait régulièrement fouiller dans ce souterrain découvert au pied d'une falaise tapissée de poussière rougeoyante. Un sable rosé avait infiltré presque tous les tunnels mais par endroits, Rodringo pouvait entrevoir des débris de ce qui semblait avoir été des constructions troglodytiques, à moins qu'un événement exogène ait subitement modifié l'aspect naturel des paysages et créé des fractures dans les roches !

Dans le labyrinthe de ruines, il avait trouvé une petite trappe coulissante qui fonctionnait encore. Elle conduisait à une clairière au sol sablonneux plus clair, plus fin, plus fluide qu'ailleurs... Des parois immenses de verre très épais reliées en A avaient protégé une salle emplie d'instruments divers, certains à peine recouverts de poussière. Il avait emportée chez lui un petit caisson en verre de silice qui lui avait semblé intact, le premier découvert. Ce petit cube était percé d'ouvertures, très fines, à plusieurs endroits. Dans les bibliothèques virtuelles, il avait vu des représentations d'appareils semblables, certains reliés à des fils, d'autres non. Il pensait avoir dans ses mains l'ancêtre de son antenne personnelle...

Finalement, il avait confectionné une branche synthétique avec du fil de quartz et réussi à unir son antenne à cet appareil d'un autre temps.
Et voilà qu'il venait enfin de transformer un message extrait du boîtier. Tout excité à l'idée d'entrer en contact avec l'univers des êtres de l'époque pré-holographique, il poursuivit son incursion virtuelle dans le boîtier... Il y entendait des sons inconnus de ses contemporains, des trits merveilleux totalement oubliés depuis tous ces siècles où l'on n'écoutait plus que des linits intimes, cette mono fréquence modulée selon l'état de l'être. A ses risques et périls, il était possible de détourner le linit de quelqu'un d'autre ! Au mieux, l'écoute était intenable, au pire, la séparation se créait instantanément... Et alors, les êtres "séparés", sous l'emprise d'un linit inadapté devaient être reconstitués depuis leur naissance, car leur mémoire, au contact d'un linit alien, était irrémédiablement détruite ! Rodringo captait aussi des images inouïes, vastes, des paysages depuis longtemps oubliés... Des ors, des lumières en rayon. Des couleurs en arc-en-ciel, des scintillements de cieux étoilés... Toutes ces choses que les Holomoinn considéraient comme des légendes, il les voyait par ce boîtier.

Il délaissa ces visions d'extase et poursuivit l'inspection d'une émission moins imagée. Le premier message revenait régulièrement, parfois estompé, parfois martelé sourdement, plusieurs fois d'affilée. Rodringo ne parvenait pas à échapper à cette vision incessante qui obstruait son esprit.

D I V O D I V O D I V O

"Au début, on n'a vu que du feu. Le ciel était rouge comme un tison incandescent. Puis une ombre immense a envahi la planète. Partout, elle était visible, elle bougeait, revenait, partait, s'étendait ou diminuait ! Un horrible vacarme avait envahi l'espace et accompagnait la variation de l'ombre ! Un bruit de roches éclatées, en saccades. On aurait cru une immense toux. La Terre tremblait, mais pas de l'intérieur, de l'extérieur, comme si un géant jouait à souffler sur elle pour la faire rouler... plus loin ! Parfois le bruit cessait brusquement pour laisser place à un son tonitruant "A A A", entrecoupé d'un roulement de rochers éclatés..."

Rodringo venait de capter une deuxième émission et de la transformer très clairement. Enfin, il comprenait la clé des trois A.

En effet, après un mystérieux événement exogène impossible à dater avec précision, qui semblait avoir fortement secoué la planète et détruit probablement la quasi totalité des êtres la peuplant, un groupe d'êtres holographiques, sorti de l'ombre, avait crié "Holos sur Terre", puis fait main basse sur la gestion de la planète. Dès lors, des Holos apparaissaient parfois et toutes les tribus s'étaient mises à vénérer AAA l'Holos invisible. Tout commençait en A, tout finissait en A. Absolument tout, de l'horizon que l'on avait aplati pour que tous, très petits ou très grands Holomoinns, puissent enfin connaître l'évasion de l'esprit par l'ouverture large du regard, devant et sur les côtés... Car, depuis ce temps où la terre était devenue plate, des créatures avaient développé un troisième regard, frontal, Absolu. Un A au beau milieu du front leur permettait de cerner les esprits à de très grandes distances. Les yeux physiques s'étaient de plus en plus étirés vers les tempes, au cours des générations précédentes. Maintenant ils étaient carrément latéraux, mobiles et avaient la capacité de s'ériger au bout de plusieurs vertèbres cartilagineuses rétractiles. Selon l'option visionnelle, courte, médiane ou longue, un nombre variable de vertèbres se déployait...

Rodringo passait en vision accélérée la revue de synthèse événementielle de sa mémoire d'origine. Il stoppa net, il la connaissait sous toutes ses formes. Mais aucune des recherches entreprises depuis plus de 360 ans, soit trois générations, n'avait mis à nu cette évidence comme cette fois-ci. Rodringo comprit alors qu'en approfondissant les recherches, il finirait pas trouver la source originelle, celle que tous cherchaient, avaient cru découvrir parfois, en avaient rêvé souvent, depuis des siècles et des siècles. A... !

Il recentra son mental vers ce qui ressemblait à une signature, pareille à celles que les Holos leur imposait parfois de graver sur la pierre, par troupeaux de 99 unités, tous les 21 jours. Cet assemblage de symboles intriguait Rodringo... Sur une ligne fondue à l'horizon, un arc-de-cercle fermé par une barre... Plus loin, une barre seule et ensuite deux barres inclinées assemblées au point de la ligne d'horizon. Pour finir une bulle... Rodringo se demandait quelle avait bien pu être la singification de ces dessins par les premiers humains, si toutefois, ils avaient réellement singé et reproduit ces dessins.

En concentrant son cerveau tribal, il obtint la certitude qu' ils avaient vraiment été singés, car ses proches ancêtre et parfois lui-même encore, utilisaient des signes identiques ou presque pour communiquer avec les autres, à distance... Il lui semblait donc comprendre ceci : DIVO. Mais il lui faudrait rechercher une source de données qui effectuerait la traduction holocaudale. A ce moment, il parviendrait sûrement à englober la nature de cette découverte.

Rodringo fut envahi subitement de lassitude. Il avait réussi à convertir ce souvenir qui datait de 500 ans, peut-être plus. Puis il était revenu au début des Temps... Il avait visionné qu'il pleuvait le déluge sur les humains, qu'ils n'avaient plus aucun président, ni de dieu, ni de maître, ni d'abribus, ni de tout-à-l'égout et que des troupeaux d'humens-gnous (des ancêtres humains très primaires migrant régulièrement pour rejoindre la fin des terres et se noyer très souvent par hydrocution après avoir mangé des quantités colossales de chair de cochon) attendaient la fin de l'orage, accroupis sous le feuillage d'un airbag plusieurs fois millénaire, toutes cervicales oculaires dressées dans sa direction, à lui, Rodringo... Non ? Si, si, il me semble...

Ah Ah Ah ! Les vaches ! L'airbag n'était autre qu'une éolienne sauvée des attentats planétaires à l'hélium enrichie, qui avaient gonflé l'humanité jusqu'à explosion. Un curieux arbre doré s'élançait à son côté et ensemble, ils grimpaient au firmament ! Et ces pseudos humens-gnous qui viennent faire leurs besoins à leurs pieds... Non ? Oui, Rodringo, ils le font...

Rodringo crut un instant qu'il avait malencontreusement attrapé un linit qui n'était pas le sien... Les réceptions et les transformations se brouillaient étrangement. Il ferma les yeux latéraux.

Il était épuisé. Il releva la tête, puis s'allongea sur le sol. Le sable doré et doux devint fluide et réchauffa son épine dorsale endolorie par l'antenne trop souvent déployée, ces derniers jours de recherche intensive. La planète était merveilleusement devenue orangée phosphore et plus haut, l'air était bleu cobalt, depuis la Naissance d'Ordurable n°1, le premier héritier des Holos. La nuit s'annonçait douce et chaude.