Indra, ici, là, ailleurs, le temps est des sphères...

Et si le temps, reconnu universellement, était notre intime manière d'être relié au Tout, le grand mécanisme d'horlogerie ?

14 janvier 2070 - L'activité humaine est presque entièrement reliée aux ordinateurs quantiques et dépendante d'eux. La généralisation des relations virtuelles a profondément modifié les interactions sociales et une nouvelle perception du temps gagne en profondeur l'humanité.

A Lasa, Indra, jeune cyber archéologue passionné par la recherche, le classement et la diffusion des anciennes émotions virtuelles, vient d'extraire d'une base de données oubliée, datée de 1999, une bibliothèque dédiée au temps et à ce que les gens de cette époque considéraient comme ses "maîtres", les horloges, montres, pendules, cadrans solaires, sabliers, réveils, compteurs de toutes sortes... De nombreux voyageurs virtuels y avaient consigné leurs visions pour la révéler à "la postérité". Indra s'attacha particulièrement aux écrits d'une certaine Aditi, de passage dans la bibliothèque le 25 décembre 2001. Sa vision et ses émotions s'imposaient à lui comme un lointain écho, une résonance mélancolique. Etait-ce un hasard ? Elle s'adressait à un certain Indra ! Lui ? Aditi avait écrit ceci.

"Le temps... S'il n'était pas compté, je l'aurais utilisé pour vous écrire depuis longtemps et vous le conter autrement... Le dictionnaire dit qu'il s'agit "d'un lieu indéfini où paraissent se dérouler irréversiblement les existences dans leur changement...".

"Lieu indéfini... paraissent... changement". Ça commence bien ! Chacun des mots se présente à moi dans la fluctuation !

Indra, ne penses-tu pas que paraître n'est qu'affaire de perception, justement ? Et comment l'homme perçoit-il, si ce n'est par ses sens... Tu ne crois pas ? Et, comme Dieu est très gourmand et qu'il a envie de tout connaître (il s'est bien placé en chacun de nous pour ça, non ?), pour moi, la perception globale de chaque humain est unique. Même s'il en est de très semblables, chacune est particulière. Alors, quoi de plus subjectif qu'une perception ?

Tiens, hier, j'ai découvert dans un livre de papier que "perception" était aussi l'action de "recevoir le Saint-Esprit", à une époque d'un autre temps... Quand tu auras fini de me lire, nous irons fouiller des bibliothèques encore plus anciennes que celle-ci. Nous nous y retrouverons... Viens Indra, suis-moi...

Tu vois, il me semble logique que le temps soit resté indéfini, car il n'est pas matériel, il est impalpable. Il n'appartient pas à un monde en particulier, et dans tous les cas, pas à celui de notre matière. Tu sais, je crois que l'humain, puisqu'il peut se pincer lorsqu'il croit rêver (il en a d'ailleurs fait une curieuse expression qu'il clame souvent à ses semblables "pince-moi, je rêve"), a voulu "pincer le temps"... Pour l'extraire de l'immatérialité, clip ! Il l'a cloisonné en portions dans des poupées russes, secondes, minutes, heures, jours, mois, années, siècles, millénaires.... Il lui a accordé des calendriers, des dates-repères, des événements plus ou moins importants à son regard, afin de pouvoir se positionner sur cette échelle sans queue ni tête. L'humain est obsédé par la mesure...

Indra, j'ai observé mon environnement naturel. Le temps des autres n'est pas le mien, tu sais. Certes, je vis au rythme déroulé en boucles de saisons ou cycles, comme tu voudras. Et si je devais les dessiner, on pourrait sans doute voir naître des ondes concentriques plus ou moins denses et larges, comme lorsqu'enfant, tu jetais un caillou dans le lac et que tu regardais s'étirer l'onde, à perte de vue. Certainement pas des superpositions et encore moins une ligne... Indra, si je te parle, c'est que tu peux me voir. Regarde ! Je flotte dans ces ondes, de la plus proche à la plus lointaine. Si, comme ils le disent presque tous, le temps n'était qu'une ligne, je ne pourrais pas revenir en arrière, vers toi, ou en avant, encore vers toi... Je ne pourrais qu'avancer lentement, tout en n'appartenant qu'à un moment à la fois, sans te rencontrer, là, ici et maintenant, car deux lignes ne se croisent qu'une fois et parfois jamais, non ?

Aujourd'hui, 25 décembre 2001, les hommes affirment que le temps est linéaire ! Cependant, aucun d'eux ne peut m'expliquer comment il me serait possible de garder le contact avec les autres "temps" de ma ligne, c'est à dire ce qu'ils nomment "passé" et "futur". Et pourquoi les lignes d'autres humains sont-elles collées à la mienne ? Et pourtant, je le peux. Et pourtant cela est.
Aujourd'hui, l'humain a défini un temps numérique linéaire, avec quantité d'unités, linéaires aussi, calquées sur le seul repère physique qu'il peut observer, les yeux nus : naissance, vie, mort de la matière brute. A l'origine de la pensée rectiligne d'un "temps linéaire"... il y a cela, Indra. C'est ce que je crois.

Indra, si tu veux, tu vérifieras dans des banques très anciennes, tu sauras les trouver... Mais, quelque chose reste très paradoxal ! Il me semble que, du plus loin que je me souvienne, le premier instrument perpétuel que l'homme a créé pour mesurer le temps qui s'écoule, n'est pas un niveau à bulle plat et linéaire ! C'était un cadran autour duquel des aiguilles tournent... en rond, au gré de la lumière et de l'ombre. Ainsi, bien avant que l'homme l'ait écrit dans des livres et son invention du radio-réveil, son instinct savait que son monde est rond. Quand et pourquoi a-t-il perdu la perception sphérique du Temps ?

Tu vois, on dirait que l'homme a conceptualisé le temps comme une ligne, comme pour le maîtriser, le canaliser. Et que simultanément, incertain de son concept, lorsqu'il l'a symbolisé dans des objets, il a généralement conservé une forme circulaire, pour ne pas oublier l'option "tourner en rond". Ou alors, pour remettre à plus tard et à d'autres hommes, le soin de chercher ce que peut bien être le temps ? Il y a peut-être de ça, Indra.

Dans l'instant perpétuel de son existence qu'il limite à son corps et en redécouvrant la pensée vivant en lui, l'homme est devenu fébrile à l'idée d'avoir le "pouvoir" de fixer à jamais son passage terrestre. Il s'est mis à quantifier son passé, repérer des "souvenirs", ce qui lui donne la sensation d'avancer vers l'immortalité. Mais, ce faisant, il n'a pas gravé le temps dans l'infinité cosmologique, il l'a inscrit dans une toute petite vision de l'univers, à sa mesure physique d'être humain contemporain haut de moins de deux mètres... Pour se donner l'illusion de grandeur, il a empilé ou ajouté bout à bout des vies et vies humaines et en a fait une histoire de l'humanité, qu'il pense être longue. Ainsi, l'homme n'est plus l'homme, il est devenu l'humanité. Pour se sentir forts, les êtres humains s'agglutinent les uns aux autres, Indra. Alors que la force, il l'ont, cachée en eux...

En plus, Indra, l'histoire connue est fausse, car il s'agit de l'histoire de ceux qui détenaient le gourdin, la force physique, matérielle, si tu préfères... La force de l'esprit a été oubliée alors qu'elle est illimitée. L'homme moderne a divisé cette histoire concertée en époques, en ignorant souvent les cycles donnés naturellement. Mais est-ce vraiment ainsi le temps ? Une ligne ? Non ! Des superpositions ? Et comment font-ils pour s'influencer, ceux du dessus et ceux du dessous, alors ? Donc, non, non, non... Indra, les superpositions sont une variante du linéaire, je crois...

Mais alors ? Le temps serait-il comme ce mécanisme d'horlogerie inventé par l'homme ? Plusieurs roues dentelées, petites, moyennes et grandes, des segments, des petits crochets qui les lient entre elles. Des autoroutes espace-temps, des passages d'une dimension à une autre, rues, ruelles, chemins de terre, trou d'air, voies d'eau.... Indra, voilà un peu le "système" qui pourrait me plaire. Il est joli, ludique et Dieu est joyeux et joueur pour qui sait être jeu et joie. Les roues de plusieurs cycles tournent à l'échelle infinie. Cycles planétaires, géophysiques, physiologiques, tous sont Tout, et même la Roue du Tarot, symbole encore utilisé par l'homme moderne, représente le cycle de vie.

Toi, Indra, tu as les moyens de voir ma pensée, par l'ondoscrit qui n'existait pas en 2001 ! Alors, regarde ! Ce que je vois est un mécanisme qui fait que tout a une influence sur tout, qui grandit en fractals, du petit au grand, du grand au petit ! Car que tu ailles vers le très petit ou vers le très grand, ce que tu découvres est infini... Et puis ces...souterrains, ces tunnels... Des passages d'une roue à l'autre empruntés par mégarde, ou parfois sciemment... Certains humains parlent de "folie" et cloisonnent leur esprit à cause de cela. Indra, je te dis simplement que ces passages sont l'approche d'autres dimensions du temps, invisibles pour la matière.

Ou alors, peut-être, entends-moi Indra ! Et si, pour passer et penser d'un monde individuel à l'autre, en lignes ou en superpositions, il y avait un genre de "sauce", "soupe", un étirement, une énergie liante. Le temps élastique, sans bord, sans limite... La pensée qui peut franchir toutes les frontières de toutes les couches, de tous les cycles, de toutes les sphères. La pensée infinie ! Celle qui te fait penser aux "anges" aujourd'hui, et à moi qui vivait en 2001. La même qui nous reliait en 2001. Autant de millions ou milliards de pensées qui ont pris place dans un organisme de matière, à un moment donné du temps...

Mais il n'existe pas de mesure de la pensée. C'est un océan duquel quelques vagues émergent, s'étendent parfois sur une immense plage, puis repartent, et reviennent et repartent et reviennent... Parfois, si le spot est idéal, certaines déferlantes s'accrochent aux arbres du littoral et la pensée prend racine en terre.... C'est ainsi Indra ! La pensée ou des agglomérats de pensées qui restent en suspens dans le temps...Voilà mon temps. Sphères, bulles, ondes. Tu as le même puisque nous voilà réunis, ce 14 janvier 2070 !"