EXPLORATEUR DU FUTUR:
ORFRAY

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La nuit antarctique

 

 

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Quel jour sommes-nous?

La nuit recouvre le firmament depuis presque quatre mois, et mon écran est en rade. Obligé de tout consigner sur le cahier de bord, même les jours -approximatifs- qui passent. Je la vois, cette belle nuit étincelante d'étoiles, par le hublot. Parfois, une boréale serpente et c'est un spectacle toujours impressionnant. Notre unique spectacle, à moi et Julia, en dehors de nos deux vies au coude à coude. J'essaye de la faire rire, je fais le pitre, je joue des rôles que je n'ai pas oublié, ceux des livres, des films de mon enfance. Son sourire est bien plus important pour nous que la nuit et les étoiles.
Nous avons intégré la capsule à la fin de l'été, lorsque le jour a finalement expiré son ultime souffle de l'année 2079. Ici, nous sommes en sécurité, mais le temps passe si lentement. Comment se supporter lorsqu'on vit littéralement collé à l'autre pendant aussi longtemps? La réponse n'est pas si évidente. Il nous arrive de nous faire la gueule pendant des centaines d'heures, d'infliger à l'autre les pires insultes, la plus grande mauvaise foi; et parfois même nous en venons aux mains, et la violence s'exprime, franche comme vent solaire. Les raisons sont diverses mais toujours absurdes. Tout à l'heure, par exemple, c'est ma façon de boire le café, à peine sonore, qui m'a valu les remontrances de Madame. Il m'a fallu un effort surhumain pour lui présenter mes plus plates excuses, tout en lui jurant sur l'éternité de ne plus faire de gargarismes aussi assourdissant.

Dieu merci, l'amour sauve tout.

C'est ici que j'ai compris ce que ce mot, si galvaudé autrefois, signifiait; qu'il était la raison de nos efforts et leur leitmotiv. Tout naît de lui et tend vers lui. Comment pourrai-je vivre sans la chaleur corporelle, spirituelle de Julia? C'est ainsi que nous survivons, dans cet oeuf hermétique et froid. Nous sommes une même personne, une même entité.
Nous avons vu tant de couples, après toutes ces années, se détruire par égoïsme. Combien de capsule avons-nous vu vidée de toute vie, lorsqu'au printemps elles s'ouvraient sur le jour nouveau? Un seul ne survit pas à l'autre, il finit par dépérir ou se suicider, et alors c'est sur deux corps sans vie que la porte s'ouvre. Peu, si peu, ont survécu à la solitude, mais même ceux-là trouvent le chemin de la mort promptement. Survivre seul est impossible, ni dedans, ni dehors, et personne ne veut d'un ex-copulant; il sera toujours soupçonné d'être un assassin. Qui tenterait le risque de la récidive?

Dans un peu plus de deux mois, nous pourrons quitter la capsule. En attendant, nous essayons de nous occuper, nous inventons des jeux, ou reprenons ceux que nous avons laissés; nous copulons, bien sûr, nous nous nourrissons aussi. Et nous dormons beaucoup, parfois jusqu'à plus de trente heures. Mais il paraît que ce n'est pas singulier, à ce que disent les autres. Seuls les anciens sont étonnés, il semble que le sommeil dépassait rarement les vingt-deux, vingt-trois heures dans leur jeunesse, aux premiers temps de l’hibernation. Nous dormons enlacés, Julia et moi, comme deux siamois; nos températures respectives se fondent et en créent une plus élevée. C'est cette même chaleur qui fait marcher tout le système, depuis l'Apple où je consigne ce journal, jusqu'aux diodes lumineuses qui nous rendent une faible lueur lorsque nous sommes éveillés et actifs. Que deviendrions-nous sans les capteurs?
Nos activités, pour peu que le mot est un sens lointain, sont restreintes. L'espace se résume à quelques décimètres carrés, les casiers de denrées occupent le reste de l'espace autour de nous, et nous ne les replions que très lentement, au fur et à mesure de nos prélèvements. Au moment où j'écris, nous avons gagné presque les deux tiers de l'espace vital de la capsule; cela est commode car ainsi nous gagnons en intimité. Nous pouvons nous laver de notre côté, rêvasser ou prier.
Julia prie beaucoup depuis quelque temps. Si j'écoute ce que me souffle mon coeur, avec sa petite voix futée, je crois en connaître la raison: elle veut que nous ayons un enfant!
Je le souhaite aussi ardemment, mais nous n'en parlons pas. Nous savons quel sacrifice c'est qu'une troisième présence pour nous maintenir en vie, et que l'entreprise est souvent vouée à l'échec. Beaucoup ont perdu leur enfant pendant l'hibernation, ou, plus rarement, l'autre de leur conjoint, et survivre à une telle tristesse est au-dessus de mes forces.
Le plus ingénieux est de calculer le moment propice à la fécondation, et par suite à la naissance du bébé. S'il naît au tout début de l'hibernation, il faudra le maintenir en vie tout l'automne et l'hiver, ce qui est presque impossible. S'il naît au milieu ou à la fin de l'hiver, cela sera délicat, mais ainsi il sera plus fort lorsque le printemps reviendra, et il passera l'année suivante avec plus de chance de survie. En revanche, s'il naît sous la lumière du jour, sa survie est impensable. Il sera bien trop faible et ne passera pas l'hiver prochain. Sans compter le mal qu'il faudra se donner pour à la fois s'occuper de lui et de la recherche de nourriture, qui intéresse la presque majorité de notre temps au-dehors.

Mais la nature n'est pas aussi prévisible, nous devons faire avec ses aléas; c'est là notre condition. L'année prochaine verra peut-être notre enfant, qui sait?
 

 

  
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